CAHIER[1]
PHOTOGRAPHIE - VIDÉO - TEXTE
Françoise Beauguion
Voie 5. En raison des difficultés de l'acheminement du personnel, le train TER n°79513 partira avec un retard d'environ vingt minutes. La voix enregistrée résonne dans la gare quand un groupe d'étrangers s'approche du panneau d'affichage. Ils râlent. Une femme accompagnée d'une petite fille porte une valise rouge à roulettes. Il y a des arbres dans le hall. Je ne sais pas de quelle espèce ils sont. Ils sont beaux. Le groupe d'étrangers se dirige vers l'esplanade mais dehors, le soleil nous aveugle. Je porte des lunettes de soleil achetées au Maroc. C'est un clandestin sénégalais qui me les avait vendues. Il est marqué dessus qu'elles ont été fabriquées en Chine. Dehors, on peut entendre le cri des mouettes, on respire l'air de la mer. Au sol, une grille, une odeur d'urine. Quelques déchets sont éparpillés, des mégots de cigarette. Et devant nous la Bonne Mère, gardienne des marins et des pêcheurs, dominante et majestueuse.
Calais est la fin du voyage.
- De toute façon, moi je dis oui et toi tu dis non.
- Non ce n'est pas vrai, moi je dis toujours oui. C'est toi qui dis toujours non.
- Bon, d'accord.
Elle est seule passagère dans le car Marseille – Bordeaux. Au premier rang à droite côté fenêtre, elle observe la route défiler et le vent contre les arbres, la mer, les Pyrénées. Le panorama est dégagé. Elle porte ses nouvelles lunettes de soleil corrigées à sa vue et voit la vie en jaune. Elle expire, sourit devant le souvenir. Elle ouvre le livre, reprend à trois reprises le deuxième paragraphe et à force de lecture, le chauffeur lui demande si elle est étudiante. Il porte un gilet rouge, ses cheveux gris sont partiellement teintés de blond et ses mains sont serrées sur le volant. "Il y a une prise électrique à côté de votre siège si vous souhaitez vous brancher." Une voiture débouche sur la droite et klaxonne. Il s'énerve. Il demande si elle peut lui écrire un commentaire favorable sur internet, ça l'aiderait beaucoup auprès de ses patrons. Elle accepte poliment. Silence. Elle aime beaucoup les aires de repos. Surtout quand elles sont vides. En avance, ils ne repartiront pas avant une demi-heure. On entend une sirène d'ambulance au loin, un train, une voiture qui démarre. Le chauffeur parti, elle se retrouve seule sur le parking. Elle enlève ses lunettes de soleil et inspire devant la vie devenue grise. Cette fois c'est sûr. Je l'ai perdue.
Quand pourtant il n'y a pas de règle.
Il porte deux sacs plastiques remplis de bouteilles d'alcool. Il boîte. Se dirige vers moi. Coiffé d'un chapeau gris élimé, il tourne la tête et me regarde. Nous sommes maintenant assis côte à côte sur un banc de la gare et je réfléchis à la manière dont je vais le décrire. C'est un homme assez grand, la soixantaine, ivre. Il a le visage fatigué et triste et rumine en m'observant taper sur le clavier de mon ordinateur. Se rend-t-il compte que j'écris en ce moment même sur lui ? Il hausse les épaules et dit, Un jour j'apprendrai. Il croise et décroise les jambes. Gigote un peu. Il est vingt-deux heures trois et j'attends mon amie qui se trouve dans le train en retard de dix minutes. L'homme pleure. Il évoque sa femme morte il y a trois ans. Elle buvait, elle buvait trop et moi j'buvais pas encore. Renifle. Se retourne. Maintenant j'bois. Rit en secouant ses sacs afin d'entrechoquer les bouteilles. Je lui souris compatissante quand j'entends le train arriver en gare. Vite finir la phrase. Ranger l'ordinateur dans le sac noir. Je la vois déjà entrer dans le hall.
La scène se passe dans le hall de la gare, la même que la dernière fois. Derrière la porte d'entrée sur la droite, trois sièges métalliques et quatre personnages. Sur le siège de gauche, une jeune femme au téléphone, un peu forte, répète que le train a cinquante minutes de retard. Au milieu, un homme d'une cinquantaine d'années, le visage caché dans ses mains, une valise mauve posée à ses pieds. Et à droite, une jeune fille sur les genoux d'un garçon. Ils s'embrassent langoureusement. Tristes. Plan fixe sur ces quatre personnages qui nous font face. Le cadrage est frontal et leur présence, imposante, est renforcée par un arrière-plan flou où l'on devine un homme noir caché derrière un distributeur de boisson. On le voit mal. En revanche, le jeune homme qui est assis par terre au milieu du hall est un peu plus visible avec son ordinateur et ses écouteurs. Tout comme la blonde décolorée au jean troué à droite du panneau d'affichage. La lumière est jaune orangée. C'est le soir. On ne voit rien de l'extérieur malgré les portes et les fenêtres vitrées. La fille embrasse, embrasse, embrasse le garçon que l'on découvre boutonneux à lunettes. Une voix enregistrée indique que le retard du train est désormais estimé à une heure. L'homme à la valise s'impatiente. Il dit à voix haute qu'il a déjà raté le train précédent et qu'il attend depuis bientôt quatre heures. Les voies de la gare sont numérotées à l'envers. La première étant la numéro 6, il dit n'avoir pas attendu au bon endroit et le train est parti sans lui. Le couple se lève et s'en va. Leur siège reste vide. La jeune femme au téléphone raccroche, se lève et s'en va à son tour. On remarque que les trois personnages de l'arrière-plan ont eux aussi disparu de l'image. L'homme à la valise mauve reste seul, le visage plongé dans ses mains. Il attend son train.
Au fond, il n'y a que la curiosité qui me réveille le matin.
Elle n'entend pas ce qu'il dit. Elle est comme loin, ne comprend rien. Va vite s'accrocher aux mots, aux rires des autres. Elle est piégée, elle est, dans ses propres songes. Elle se demande comment se concentrer, comment écouter quand il parle de choses et d'autres pour sourire. Se convaincre de l'illusion, de la beauté du moment. Elle se dit que. Mais de ce dire, déjà, elle n'est plus là, les paroles s'échappent. Un détail. Un geste. Un soupire et elle s'évade. Fuit. La présence de l'autre l'épuise, elle n'avait pas prévu de le voir ce soir. Elle est, stupéfaite. C'est ça. Elle est stupéfaite.
Elle a bien conscience qu'ils ne la comprennent pas toujours. Comme elle a conscience qu'elle voit flou et qu'elle n'entend que par fragments les autres quand ils lui parlent. Ce monde n'existe nulle part ailleurs que dans son imagination. Ils pensent différemment et vivent eux-mêmes là où elle n'est pas. Elle s'énerve. Ils ne l'écoutent pas. Je ne sais pas. Elle ne peut qu'être déçue. Pourtant, en restant persuadée de la déception, elle ne peut qu'être surprise et contente, non ? Tout dépend de. Et de l'envie. Du désir. Les autres ne sont peut-être pas si loin. Il suffirait simplement d'avouer. De révéler. Mais non, c'est impossible, elle se trouve déjà dans l'incapacité à prononcer le nom. Comme si dire détruisait. Comme si définir les choses finissait, achevait, ridiculisait. Alors de peur, se taire.
Et ne plus rien attendre.